Cher Luc Le Vaillant, n'aie pas peur de moi

Publié le par Mouloud Akkouche

Pourquoi ce mec me mate comme ça ? Ses yeux me fouillent de pied en cap. Certainement pas pour mon cul, ni pour mes seins. Même si je crois que, s’il les voyait, ces parties de mon anatomie ne le laisseraient pas indifférents. A moins qu’il soit homosexuel. Ou pas du tout porté sur la chose. En fait, il a peur de moi. Même mort de trouille. Une trouille liée à tout ce qu’il ne voit pas de moi. Et qu’il imagine. Une musulmane dont il n’aperçoit que le regard. Un regard qu’il évite. Aveuglé par son appréhension. Confiné derrière un voile invisible.

Où ai-je vu cet homme ? Impossible de m’en rappeler. Pourtant je suis sûre de l’avoir déjà croisé. Mais où ? Ah, si, je me souviens ! A la fac. Lors de ma dernière année en Master de Sciences du Langage et de la Communication. L’époque où je rêvais de devenir journaliste. Et lui, l’homme qui me fixe, c’est Luc Le Vaillant. Il était l’un des intervenants d’une table ronde sur le journalisme. Un débat passionnant. J’aimais bien ces articles. Certes un peu moins maintenant. Sans aucun doute un désintérêt inhérent à ma conversion à la religion… Cela dit, je pense encore que ce type a du talent, pas une plume consensuelle. Un provocateur brillant. Se doute-il que la femme tout en noire, assise en face lui, lit Libé tous les jours. Dommage que je ne l’ai pas sur moi pour le dégainer. Sans doute que ça le rassurerait.

Lestée d’une ceinture de dynamite ? Non cher Luc, juste quelques petits bourrelets que j’essaye de gommer. Difficile après un accouchement de retrouver la sveltesse de mes années lycée. Mais je m’y emploie tous les matins. Aucune envie de devenir une grosse dondon. Bon, pas là pour parler régime. Quoi que, depuis les attentats, le régime du pays a changé. Nous sommes en état d’urgence. Même si c’est dur pour nous, musulmans, encore plus quand tu es voilée, je trouve ça tout à fait normal. Tout état doit se protéger et défendre ses citoyens. Surtout après ce massacre. Moi, j’ai même pas… Que peur depuis ces horreurs ! Une trouille sûrement aussi forte que la tienne. Moi, qui aimait tant flâner à Paris, je ne sors quasiment que pour des raisons professionnelles. Paname que j’aime tant m’angoisse. Vivement que je puisse marcher à nouveau dans ma ville préférée. Les rues d’un pays laïc ou chacun peur circuler librement. Me balader comme avant tous ces événements tragiques. Quand un passant n’était qu’un passant. Pas un potentiel adepte de la kalachnikov.

Me présenter ? Te rappeler que je t’ai déjà écouté en amphi ? Pas sûr que tu te souviennes. Tu vois tellement de gens dans ton métier. Non. Pourquoi me justifier à tes yeux ? Te prouver que je ne suis pas une arme de destruction massive sous mes fringues. Et dans ma tête. Cela dit, je ne t'en veux pas. Même si ce genre d’attitude me déçoit toujours plus chez les êtres de culture. Quoi que tu ne me regardes pas, en ce moment précis, avec tes yeux de journaliste ouvert sur le monde et tolérant, chantre de la diversité et du métissage. Tes yeux n’expriment plus qu’une profonde anxiété. Inquiet d’être la prochaine victime d’un attentat. Une inquiétude légitime.

Peut-être que je me plante ? Que tu es juste en train de me déshabiller du regard. String, culotte ou rien ? Soutien gorge noire ou coloré? Sexe épilée ou toison luxuriante ? Belle bouche charnue qui suce ou pas ? Préférence par devant ou par derrière ? Pas moi qui vais t’empêcher de fantasmer. Ni verrouiller les regards de désir de tous les hommes. Déshabillage à distance plus ou moins élégant. Moi, toute musulmane que je sois, ça m’arrive aussi de me laisser aller aux fantasmes. Comme certaines bonnes-sœurs et curés. Ce serait mentir que d'affirmer que je n'ai pas désiré coucher avec tel ou tel inconnu croisé dans le métro ou ailleurs. Mais je n’es reste qu’au niveau du fantasme ; infidèle non pratiquante. Et puis j’ai tout ce qui faut à la maison. Mon mari est une bombe au lit. Nous sautons ensemble très souvent. Beaucoup plus que la moyenne des rapports quantifiés par les hebdos féminins. La libido ne fond pas sous le voile. Pas drôle ce genre de vanne en 2015 ? Sûrement vrai. Mais j’aime bien aussi rire de tout. Sans doute un irrépressible héritage d'une jeunesse débridée. Jeunesse que je ne renie pas.

En fait, tu n'a pas du tout envie de me mettre dans ton lit. Ton front est tapissé de sueur, tes yeux fébriles ne savent plus où se poser. Ta trouille, aussi compréhensible soit-elle, commence à me gonfler. Le type à ma gauche, blond de type caucasien, a encore violé ce matin son enfant de six ans. L’autre, debout devant la porte, cogne sa femme tous les jours. Et la femme, plongée dans la lecture de son livre, couche peut-être avec son beau-frère. Avouera-t-elle à ses deux gosses que leur papa c’est aussi leur tonton ? Et elle... Lui... Eux... Sauf que les éventuelles saloperies et crimes de nos voisins de transport ne sont pas inscrits sur leurs visages. Alors que moi c’est écrit partout sur mon corps. Un corps invisible cachant tous les maux de notre époque. Ecrit en long et en large que je suis une terroriste ou une future kamikaze. Mon ventre est une planque à futurs kamikazes. Bientôt une perquisition du GIGN dans mes ovaires ? Je suis une terroriste consciente et assumée ou, pauvre fille manipulable, à l’insu de mon plein gré. Car, dans ta compassion cher Luc, tu es sincèrement persuadé que je suis dépossédé de mon libre arbitre. Pas moi qui décide de mon avenir et de ma garde robe. Décisionnaire sur que dalle. Soumise à mes geôliers.

Prisonnière de ma religion, de mes frères, de mon mari… et de tous de les musulmans de la galaxie. Triste derrière ma geôle de tissu, confinée dans mon renoncement à l'orgasme. Inféodée à cette religion sexiste et machiste. Une prisonnière ne rêvant que d’arracher mes vêtements. Mettre la même jupe courte que la jolie rousse qui vient de monter. C’est vrai qu’elle a de très belles jambes. Les miennes plaisent aussi beaucoup à mon époux, surtout quand… Sûre que si la Fatma assise en face de toi n’était pas soumise, elle ne rêverait que de te montrer sa poitrine opulente. Fantasmant sur ton corps à portée de mains. Prête à une sieste crapuleuse avec toi, à l’hôtel du coin. Une p’tite pipe entre deux stations de métro ?

Tout compte fait, j’aurais préféré un regard concupiscent. Plutôt croiser du désir dans tes yeux que cette trouille. Une paranoïa normale, mais tellement conne. Combien de potentiels criminels dans cette rame de métro ? Toi, le charmant journaliste dégoulinant d’inquiétude, tu sais que tu as plus de malchance de mourir trucidé sous ton toit que dans la rue. Pas à toi que je vais apprendre que la plupart des assassinats sont commis par un proche. Combien de femmes meurent sous les coups de leur compagnon chaque jour ? Tous ces meurtres conjugaux commis par des musulmans ? Je me répète ; avoir peur c’est normal en cette période sombre post-attentats. Toutefois pas une raison pour sombrer dans la facilité et la connerie. Devenir toi aussi un barbare light.

Les portes s’ouvrent. Tu me jettes un coup d’œil. Comment te rassurer ? Me déshabiller pour te prouver que mes seins ne sont pas deux grenades ? Cher Luc, n’aie pas… Trop tard: tu as sauté sur le quai. A cause de moi ? Je n’ose pas y croire. Tu as dû te réveiller juste au dernier moment pour ne pas rater ta station ou correspondance. Ça m'arrive souvent quand je suis plongée dans un boulot urgent à rendre. Je me lève et m’approche de la porte. Tu es assis sur le quai. Mon ventre se noue. J’ai les larmes aux yeux.

Ce n'est pas la première fois que ma tenue fait peur. Je sens souvent les regards lourds des passants sur moi. J’ai même subi des insultes dans la rue. Heureusement peu souvent. Les français ne sont pas tous cons et racistes. Même si c’est dur, j’ai fini par me blinder. Le glaviot du facho n’atteint pas la blanche colombe. En espérant qu’un jour toute cette haine cesse. La barbarie des islamistes et la violence des «de souche» adeptes de la chasse aux bougnoules. Pourquoi alors cette brusque montée de tristesse ? Moi, si forte, je me mets à chialer comme une gamine. Attristée et déçue par cet homme qui s’est enfui à cause de moi. Lui n’est pas un bas du front. Loin de là. Journaliste dans un quotidien de la presse nationale. Un intello de gauche me considérant désormais comme une terroriste. Le détonateur prêt sous ma poitrine. Si toi aussi, tu… Le même citoyen et journaliste s’indignant sans doute contre les contrôles au faciès. Cher Luc, tu viens de me condamner sans jugement. Ton regard couperet sur une citoyenne française. Femme de la patrie des lumières. Peut-être que tu n'as pas ton libre arbitre ? Soumis toi aussi à d’autres geôliers ? Ta suspicion me blesse.

Aujourd’hui, pour la première fois depuis ma naissance en 1985, j’ai peur de ce pays. Mon pays auquel je fais si peur. Une patrie avec six millions de voix qui me montrent du doigt. Une minorité de citoyennes et de citoyens rêve de me jeter à la mer pour me renvoyer dans mon pays natal : 75004 Paris. D’autres, plus à gauche, souhaitent me déshabiller pour que ma tenue soit plus conforme à leurs idées. Que mes vêtements, ni mon culte, ne génère la moindre peur chez eux. Prise entre deux mâchoires. L’une très violente, l’autre plus subtile. Mais toutes les deux refusant ce que je suis.

Une citoyenne libre.

NB) Cette fiction est née de la dernière chronique de Luc Le Vaillant. Un journaliste dont les charges antireligieuses ne sont pas pour déplaire à mon athéisme. Pas raciste et sexiste, plutôt un provocateur comme la regrettée bande à Charb. Une chronique oscillant entre réalité et fiction. Peut-on écRire de tout? Oui. Chacun libre de lire ou de ne pas lire. D'aimer ou de détester. Et aussi de répondre...

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