Le soleil du cœur perdra-t-il le Nord?
« C'étaient là des riches pour qui la vie durait sans limites, humaine et lourde de sens; mais le temps des riches est passé,
et nul n'appellera plus jamais leur retour.
Fais seulement que les pauvres restent pauvres.
Pauvres, ils ne le sont pas ; ils ne sont que privés de
biens essentiels
et livrés au hasard, sans force et volonté.
Ils sont marqués du sceau d'une angoisse sans nom et dépouillés de tout, même du sens de la pauvreté. »
Le livre de la pauvreté et de la mort, Rainer Maria Rilke,
Même pas peur. Ne pas se laisser terroriser par les terroristes. Résister. Tous ces mots d'ordre ont fleuri après les attentats. Nombre d'amis, de politiques, de journalistes, ont appelé à cette résistance. Bravo à ceux qui n'ont pas peur. Pour ma part, j'ai la trouille de toute cette obscurité dans le ciel de France et d'ailleurs. Inquiet des coulées de boue sur la beauté du monde. Merci à Siné décrivant le mieux, à mon avis, l'ambiance générale. Ces mêmes hérauts de la résistance tentent aujourd'hui de nous terroriser avec le FN. Faire peur en agitant Marine le Pen. Un épouvantail médiatique planté toujours au bord des urnes. Rien de nouveau.
La Voix du Nord a lancé une offensive contre la peut-être future présidente de la région Nord-Pas-De-Calais-Picardie. Super initiative ! Toutes les actions contre « l'obscurantisme nationale » sont louables. Sauf que, après réflexion, celle-ci me paraît totalement contre-productive. Car elle conforte la majorité de l’électorat FN qui déteste les journalistes. Tous des bobos, entre eux, défendant les intérêts de leur famille. Pas eux qui ont leurs gosses dans des écoles ghetto, ils ne sont pas au RSA, ne croisent pas des intégristes barbus dans leur quartier, ne pointent pas au Pôle emploi… La liste est longue de leurs reproches à ceux considérés comme une caste s'auto- protégeant et se reproduisant dans quelques quartiers de France. Une élite loin de leurs galères.
Quant au PS, on a l'impression qu'il cherche à perdre cette région. Proposer comme tête de liste un aristo ressemble à une espèce de suicide électoral. Pierre de Saintignon, cet élu que je ne connais pas du tout et au demeurant peut-être très bien, représente aussi tout ce que cet électorat populaire déteste : le « fils de » né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Comme Marine Le Pen est une « fille de »… Mais elle sait le camoufler très habilement. Un aristo face à un vote protestataire de prolos n’est-ce pas une grossière erreur ? Certes moins qu’une tête de liste de confession musulmane. Les hauts dirigeants du PS, sans doute très fort en stratégie et prise de micros devant caméras, ne semblent guère doués en empathie sociale. Phobique aussi au populo ? La « fille de » remercie la Voix du Nord et tous les politiques hors-sol. Elle n'a plus qu'à récolter les voix de la colère.
Cette colère que nous sommes nombreux à partager. Pas refaire ici le listing des trahisons du PS. N'en jetez plus ! La cour républicaine est pleine de leurs promesses non tenues. Pareil pour la droite. Exact mais, pour l'instant, elle n'est plus au pouvoir. Et nous, une partie de l'électorat déçu, n'avons pas voté pour la droite. Toutefois, même en partageant cette colère, je suis déçu par le vote des électeurs du FN. Oui : profondément déçu par toi. Permets-moi de te tutoyer et de m'adresser directement à toi. Même si je pense que, sans doute à cause de mes «origines hors souche », mon côté bobo donneur de leçons du haut de son piédestal bien-pensant, tu détourneras le regard. Quand même pas écouter les propos d’un ennemi de classe des laissés pour compte. Encore moins un bougnoule doublé d'un bobo. Je cumule tout ce que tu hais. Même si c'est paumé d'avance, je vais quand même m'adresser à toi. Et à moi aussi. Déçu en quelque sorte de mes origines.
Ces origines populaires que je partage avec toi. François n’a pas le monopole du prolo. Ali a aussi les mains et les poumons usés par les usines et les mines. Bien sûr, je ne suis pas un prolo. Eviter de justesse l’usine. Mais je resterai un fils de prolos, à perpétuité. Peut-être comme tes gosses et toi. Comme de nombreux autres citoyens, tu t'apprêtes à apporter tes voix au premier parti ouvrier et des pauvres de ce pays. Pas uniquement les milieux populaires qui votent FN ? C'est vrai mais il est indéniable que la majorité des électeurs est issue du bas de l'échelle sociale. Ce bas servant de paillasson électoral depuis tant d'années. Un paillasson duquel je me sens très proche. Tant par la colère contre ce système de castes – gauche et droite- privilégiant en grande partie toujours in fine les mêmes. L’ascenseur social en panne depuis des décennies.
Comme toi, je pense que « Liberté Egalité Fraternité » rime de plus en plus souvent avec « Loyer impayé, Electricité coupée, Fins de droits » dans certains quartiers : ceux où tu vis. Notamment dans le Nord sinistré économiquement. Et, cerise sur le ghetto, l'arrivée de barbares à Kalaches pour rajouter une couche à la sauce sociale déjà bien boueuse. Combien d'électeurs de plus au FN après les morts révoltantes de Charlie, de l'Hypercacher et de celles du 13 novembre ? Pas besoin de sortir de Polytechnique pour savoir que chaque rafale de kalache ou quelconque incivilité d'un fils d'immigré augmente le chiffre d'affaires de l'extrême-droite. Les « fous de Dieu » sont les meilleurs agents électoraux de la vague Marine. Avec les amis de la finance.
On ne va pas te... la faire. La refaire pour être plus précis. Combien de fois as-tu entendu ces phrases pour te ramener dans le « droit chemin électoral » ? Marre des paroles fondant comme neige après les saisons électorales. Du blabla, toujours du blabla. Aujourd'hui c'est le changement mais pas avant demain. Un demain salle d'attente de lendemains moins pourris. Bref, tu connais la chanson «La gauche, la droite…» de ton vieux ou de tes grands-parents. Même couplet de mon daron prolo. Qu'est-ce que j'ai à te proposer ? Rien du tout. Comme toi, je n'ai pas de pouvoir. Ni fils de, ni proche d'un quelconque pouvoir. Pas de ronds de serviettes au Diner du Siècle. Un prolettré socialement et matériellement sur le même niveau que toi. Pas un héritier. A part des belles idées de ce pays. En fait, je mens car j'ai quelque chose à te proposer. Continuer cette conversation. Pas longtemps. « Patron, tu nous remets deux demis ! ». Quelques mots encore au bord du comptoir de la démocratie. Trop froid pour aller cloper. Et ça devient dangereux de nos jours obscurs.
Chaque fois qu'on te traite de beauf raciste, j'ai mal à mes origines prolo. Touché de l’intérieur. Bien sûr être pauvre ne rend pas plus intelligent. Normal que, quand on est usés par les soucis et asphyxié par l'horizon bouché, la préférence aille plutôt à la simplification qu'à la complexification. Surtout à notre époque où c'est le dernier passé à la télé qui a raison. La dernière pour toi et les autres électeurs du FN. Mais sache que toi, n'écoutant plus que cette bonimenteuse fille de, tu fais partie de mon histoire. Notre histoire. J’ai l'enfance d'un fils de prolos comme toi. Même galères, mêmes beautés. Ton histoire est semblable à celle de nombreux autres pauvres venus dans ton pays avec « du soleil dans le cœur». Un soleil malheureusement de plus en plus assombri. La sphère républicaine victime de refroidissement climatique. Les fermetures d'usines y contribuent évidemment pour beaucoup. Sans oublier le pitoyable manège de certains politiques (fort heureusement pas tous pourris… Là, je sais que tu n'es pas d'accord. ) qui poussent à l'abstention. Et à ton vote FN.
Franchement, entre nous, tu mérites mieux que le père Le Pen, sa fille, sa petite-fille, et les autres pique- assiettes les entourant. Pour moi, même si tout à l'heure on finira par s'engueuler, peut-être en venir aux mains et se haïr ; toi, moi, et d'autres issus du même « paillasson républicain », nous sommes plus proches de « Ma France à moi » que de «Maréchal, nous voila ». Je sais, je sais… Marine et ses amis n'ont rien à voir avec des nazis. C'est vrai que je frôle le point Goldwin avec ce parallèle historique. Evidement que nous ne sommes pas en 39-45. Et tant mieux. Cependant, entendant comme toi les propos de Robert Ménard, Marion Maréchal Le Pen, Eric Zemmour, etc, lisant ça et là des crachats numériques ou pas appelant à déporter ou à cramer des musulmans, j'ai l'impression que l'Histoire nous refourgue ses pires plats. Sang et haine au menu des prochaines années ? Quel échec pour un pays réputé pour sa gastronomie. Et son sens de l’accueil.
Mes amis me disent que ça ne sert à rien de parler à des électeurs FN. Pareil pour les intégristes musulmans complètement bornés. Paraît que c'est contre-productif, du temps de perdu. Peut-être mais ça ne mange pas de pain. Et parfois beaucoup plus nourrissant d'échanger avec un soi-disant ennemi qu’avec des convertis. Soi-disant car, même avec nos profondes divergences, tu n'es pas mon ennemi. Même si tu me gonfles souvent. Pas l'intention de me tromper d'ennemi. Ma colère se dirige plus haut que toi et moi. Ton premier ennemi c'est toi. Un ennemi aussi pour tes gosses. Et cette patrie qui trinque en ce moment.
Que gagneras-tu à voter FN ? A part avoir l’impression d’exprimer ta colère légitime. La même que la mienne et de nombreux autres citoyens. L'isoloir t'appartient. L'avenir aussi. Tu feras comme tu sentiras. Tu es majeur et vacciné. Pour ma part, dimanche ; je n'irai pas changer de leurres. Même pas peur de Marine Le Pen. Si elle passe, contrairement à quelques milliardaires humanistes, toi et moi, nous ne pourrons pas déchirer notre passeport et changer de crèmerie. Ecrire, chanter ou jouer au tennis ailleurs. Juste des citoyens lambda confinés à résidence hexagonale.
En tout cas, je serai très heureux d'avoir instillé un peu de doute en toi. Sans oublier d’avoir partagé une mousse et quelques mots. Pas trop tard pour ne pas éteindre la lumière de ce pays dans l’isoloir. Jamais bon le pétage de plombs national. Voter ou pas, ça ne changera pas grand-chose à ta situation. Ni à tous les autres dans une grande merde quotidienne. Pourquoi pas transformer ta colère en bulletin blanc ou en abstention ?
Voter pour le soleil dans le cœur du Nord.