Paris sur peur

Publié le par Mouloud Akkouche

 Paris sur peur

«– Alors, ils vont vous soigner ici ?
– On ne soigne pas la peur, Lola.
– Vous avez donc peur tant que ça !
– Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être… Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres,Lola,comprenez-vous,
ça serait fini, bien fini…»

Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline.

Seront-ils au rendez-vous comme hier matin ? Éreintée, je m’étais endormie sur le canapé de l’espace-salon du bateau. Une espèce de rectangle avec des parois vitrées. A mon réveil, j’avais l’impression de rêver. Comme in mirage en pleine mer. Un banc de dauphins avait escorté un instant le bateau. J’avais les yeux ronds comme une gosse devant le sapin de Noël. Le capitaine pense qu’ils reviendront. Je les attends. Allongée sous le même ciel étoilé que la nuit précédente. Cette fois, je me suis mieux installée. Impatiente de revoir cette danse de l’aube.

C’est arrivé en pleine opération de promo. Notre comédie avait cartonné. Plus que ce que je n’aurais jamais espéré. Et j’étais très heureuse d’être récompensée comme actrice. Nous étions invités dans tous les médias. Ce soir là, j’étais très satisfaite de l’émission de télé. Ma productrice et l’attachée de presse aussi. En sortant, chacune ralluma son Smartphone. Une claque pour toutes les trois. On arrête la promo. La réaction de la productrice me révéla le fond de l’âme de cette femme. Je la croyais cynique et âpre au gain. Elle avait beaucoup investi dans ce projet. La sidération passée, nous téléphonâmes à nos proches pour les rassurer. Puis, après des embrassades moins machinales, chacune grimpa dans sa voiture. La radio avait remplacé le GPS. La carte de Paris défiguré.

L’une des tueries avait eu lieu à cent mètres de mon appartement. Dans un bar que je fréquentais très souvent. Une copine de l’immeuble où je vis me déconseilla de rentrer. Tout le quartier était bouclé, en plus d’autres tireurs pouvaient se trouver encore dans les rues de Paris. Un couple d’amis m’hébergea en banlieue. Leur fille, sortie, ne donnait pas de nouvelles. Tous les deux étaient rivés à la télé et sur tweeter. Ce jour là, j’ai compris la douleur de parents dans l’anxiété. Le père ne cessait d’envoyer des textos. Il sortait sur le balcon pour chialer. Leurs visages, fermés, avaient comme vieilli d’un coup. Un message de leur fille les libéra à deux heures du matin.

Le lendemain matin, je retournai chez moi. Le quartier était sillonné par les flics et les militaires. Pas un bruit. Des regards de riverains échangés dans un grand silence. Je m’enfermai à double tours. Même pas peur, inscrit sur le balcon d’un voisin. Moi, j’aurais pu installer une banderole : morte de trouille. Bouffée d’inquiétude. Une boule au ventre et en sueur dès que je devais sortir faire la moindre course. Oscillant entre parano et haine. Jamais je n’aurais pu penser basculer à ce point. Moi antiraciste, antifa, élevée dans la tolérance et le culte de la diversité. Une bobo semblable à de nombreux autres de mon milieu. La « barbarie de proximité » m’avait transformée. Charlie ne m’avait pas fait basculer, le 13 novembre révéla le pire en moi. Ce pire combattu chez les autres. Pas d’amalgame, disait ma raison en croisant un arabe. Peut-être un terroriste, réagissait mon instinct. Pareil pour les femmes voilées qui me mettaient en transe. Les fachos identitaires et moi avions les mêmes ennemis. Une cause commune. Soudain cimentés par la même haine. J’avais effacé « bienvenue aux migrants » sur ma page FB. Fermer tous les kebabs. Transformer les mosquées en salle de spectacles. Interdire la religion musulmane. Zemmour – que je détestais auparavant - avait d’un seul coup raison de vouloir déporter les musulmans. J’essayais de me raisonner. En vain. Des pensées en boucle, négatives et violentes, mais fort heureusement confinées sous mon crâne. Persuadée que ça finirait par passer. La raison l’emporterait sur l’émotion.

Jusqu’à cette nuit où, dans le métro, j’agressai un type en djellaba assis en face de moi. Sans l’intervention d’un voyageur, je le giflais. Stoïque, le musulman m’avait laissé l’insulter sans un mot. Un agent de la RATP me demanda de me calmer et de prendre le train d’après. Je fondis dans les bras de ma voisine. Morte de trouille de rester seule chez moi. Le médecin d’urgence avait les yeux cernés de fatigue. « Dès que je vois des arabes, j’ai une montée de haine. Je ne pense plus qu’à ça. Ca m’obsède.» Il me répondit que je n’étais pas la seule. Sa voix très douce et sa façon de me parler, sans me juger ni me prendre pour une dingue, me calma. Il me prescrivit des antidépresseurs et me conseilla, si je pouvais, de quitter quelque temps le quartier. Ma réaction de haine antimusulmane était liée au choc. Un dégât collatéral. Il m’avait rassurée. De plus, ma douleur, comparée à celles d’autres, ressemble à un caprice de gosse gâtée. Rien par rapport à ceux ayant perdu la chair de leur chair, un proche, ou les blessés. Une part d’indécence de ma part. Fallait me ressaisir. Il m’avait convaincue de me mettre au vert.

J’ai préféré me mettre au bleu. Une pub tombée dans ma messagerie mails et me voila dans cette croisière de luxe. Sans doute la plus jeune des passagers. Les deux premiers jours, j’ai été un peu la bête curieuse avec demande d’autographe à la clef. Puis, très vite, la véritable vedette reprit sa place. Rien d’autre ne les intéressait. La mer et le ciel en permanence sur le tapis rouge. Un spectacle sans fin.

A mon retour, je ne revivrai pas à Paris. Ni dans aucune ville. Je vais vendre mon appartement et m’acheter une maison. Plutôt au bord de la mer bretonne. Loin de la barbarie. Pourtant, je n’arrive pas décrocher. Sans cesse à surfer sur le Net pour avoir des infos sur Paris. Les attentats continuent d’alimenter les réseaux sociaux. De moins en moins. L’actualité parisienne absorbée par la conférence sur l’environnement. Sûr que ceux plongés dans le chagrin ne doivent pas suivre, ou de loin, cet événement. Cette conférence me fait penser à autre chose. Ne plus me cristalliser sur les massacres. Penser à la planète m’éloigne de l’horreur humaine. Le combat pour la terre au fond plus important que le reste. Jamais un arbre ou un animal ne viendra assassiner un autre pour Dieu ou de l’argent. Plus je connais les hommes, plus j’aime les chiens .Qu’est-ce que détestais cette citation attribuée à Tristan Bernard. Je le vois désormais sous un autre jour. Le 13 novembre m’a transformée en misanthrope. Désabusée d’un seul coup. Mon seul objectif : me rapprocher de la nature. M’éloigner des barbares.

Madgid, l’un des officiers de bord, très prévenant avec moi, est venu s’assurer que je ne manquais de rien. Ce type, bourru, a un visage très dur. Une voix très grave. « Vouloir détruire et dominer l’autre est le sport le plus vieux du monde. Avec ou sans kalache. Le prochain n’est qu’un futur ennemi.». Il est intraitable avec ses contemporains. Lui a sans doute plus de raisons que moi. Mais, au fur et à mesure de la conversation, il ne peut réprimer une irrépressible tendresse pour l’humanité. Pas pour les hommes et les femmes. Il me salue et sort du salon. Sa silhouette s’éloigne sur le pont. Je bâille. Mes paupières sont lourdes. J’étale mes jambes et scrute le ciel. Combien d’étoiles filantes cette nuit ?

Les coups contre la vitre me réveillent. C’est l’un des hommes de quart. Il regagne son poste. Je m’étire. Mes paupières clignotent à la lumière. J’ai un peu mal au dos. Moins confortable que le lit de ma couchette. De dos, à quelques mètres devant moi, une des employées du restaurant fume. Le jour s'est levé. J'ouvre la baie vitrée. Puis, pieds nus, je m’approche lentement du pont. Quelle joie ! Ils sont au rendez-vous.

Les têtes des dauphins plongent dans l’eau et remontent en rythme. Une chorégraphie parfaite. Ils sont plus nombreux qu’hier. Une écume blanche reste un instant dans leur sillage. Je suis émue aux larmes. Jamais senti aussi bien depuis le 13 novembre. Ce spectacle me lave sous le crâne, vide ma tête de toutes ses idées noires. Le début de la guérison ? La fin de ma haine ? Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, ces animaux me redonnent la joie perdue. Enfin loin de la folie des humains.

Mon ventre se noue. J’ai un mouvement de recul. Ma main se crispe sur la rampe. Un homme d’équipage se met à courir et dévale les marches métalliques donnant sur le poste de pilotage. Je reste immobile. Incapable du moindre geste. Les yeux fixés sur les corps flottant. Des femmes, des hommes, des gosses. Plusieurs morceaux de bois et d’autres objets autour d’eux. Une coque est retournée plus loin.

Les dauphins continuent leur route.

NB) Une fiction née après avoir vu un homme brandir une pancarte " Même pas peur". Ses yeux étaient chargés de trouille.

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