Nora la défigurée

Publié le par Mouloud Akkouche

Cette nuit, mon fils sera mort. C’est moi qui vais le tuer. Vingt deux ans que Djamel est sorti de mon ventre. J’étais si heureuse. Son père fou de joie. Notre premier enfant. Le seul aussi ; je n’ai pu en avoir d’autres. A la mort de mon mari, il a beaucoup changé. Un changement que, sans doute à cause de ma douleur, je n’ai pas vu venir. Djamel me faisait croire qu’il était en fac alors qu’il passait son temps à la mosquée - la plus radicale de la ville. A fréquenter des gens qui nous ont toujours détestés. Surtout Ahmed son père représentant pour eux le mal absolu. Un soir, Djamel a insisté pour que je porte le voile. J’ai refusé. Mon père et mon mari ne me l’ont jamais imposé. Pas mon fils qui le fera. Après l’avoir mis au monde, je le redonnerai à la terre. Tuer mon enfant ? Non. Mon enfant ne peut mourir, il restera dans mon cœur et ma mémoire. Mais l’autre Djamel doit disparaître. Le monstre à empêcher de nuire.

Il y a un mois, j’ai entendu Djamel bavarder avec deux de ses copains. Ils étaient dans le salon. Tous trois forts excités. Ils évoquaient leurs «exploits ». Impossible. Je n’arrivais pas croire ce que j’entendais. Ils avaient défiguré trois femmes dans la rue en leur jetant de l’acide. Dont une que je connais : Nora la fille de l’épicier. C’est une jeune étudiante qui habite dans le quartier populaire en contrebas, à deux rues de la maison. Je l’avais aidée pour passer son bac. Très brillante, elle avait été classée troisième au concours d’entrée en médecine. Moi je l’avais raté pour me rabattre sur le métier d’infirmière que j’exerce à mi-temps ; plus pour avoir une activité que par nécessité financière. Moi, je veux être Pédiatre. Notre pays en manque. Notre malheur de femme et celui du pays doivent être pris très tôt pour que ça change… C’est peut-être bête mais… En plus, mon père a toujours rêvé que je sois docteur. Nora était une fille très jolie, toujours souriante. Elle portait un voile sur ses cheveux. Ces barbares l’ont défigurée parce qu’elle se maquillait et que des mèches de cheveux dépassaient sur son front. Je m’étais retenue de sortir de ma chambre pour leur arracher les yeux. Plonger dans le noir ces tueurs de beauté. Venger ce visage bouffé par l’acide comme un ciel éborgné, sans soleil ni étoiles. Ils se prenaient pour des héros de l’islam. Pas mon islam, ni celui de mon mari et de la plupart des musulmans. Juste des barbares fiers d’avoir défiguré une jeune fille seule dans une ruelle. Trois lâches criminels.

Ils parlèrent une bonne partie de la nuit. J’entendais leurs rires satisfaits. Envie de hurler. Que la mort, ils ne méritent que la mort. A ce moment là que ma décision s’est imposée à moi. Incontournable. Ma seule solution pour ne pas sombrer dans la folie et garder une part de dignité. Dans mon lit, je me mordais les lèvres, la tête enfoncée sous l’oreiller pour étouffer mes larmes. Des larmes de rage et de profonde tristesse. Une tristesse qui ne me quittera plus une seconde. Détruite par la chair de ma chair. Ahmed me regardait du cadre ovale accroché au mur. Tous deux sur notre photo de mariage. Jamais il n’aurait supporté la folie meurtrière de Djamel. Pas un violent mais je suis persuadé qu’il l’aurait tué de ses propres mains. Je le ferai pour lui. Pour nous. Et pour les victimes de notre fils. Plus une femme défigurée par Djamel.

Depuis que je sais ce que fait Djamel, mes yeux se baissent en croisant Nora. Impossible de croiser son regard. Auparavant, même si j’avais un haut le cœur, je m’obligeais à la regarder. Si difficile de fixer ce visage devenu un masque d’horreur. A sa sortie de l’hôpital, elle avait décidé de continuer ses études. Une incroyable volonté dans un corps si frêle. Ils avaient gagné une bataille en détruisant détruit sa face et son sourire. Mais leurs mains de barbares n’ont pas atteint son cerveau. Ni son cœur. Nora prête à gagner la guerre. Moi, la femme moderne, issue d’une grande famille de la ville, je me sentais toute petite, minable devant cette fille d’épicier. Même si je me battais à ma façon. Mais, contrairement à moi, elle ne pouvait se payer un billet d’avion pour Rome ou Montréal si ça devenait trop dangereux. Coincée dans son quartier d’enfance. Quelle force et intelligence aussi ses parents qui, sous pression permanente, continuaient de soutenir leur fille. Des gens modestes et très pieux qui ne baissent pas les bras. Leur Dieu et le mien se ressemblent. Doutent-ils eux aussi parfois de son existence ? Comment lui, si puissant et chargé soi-disant d’amour, n’arrive pas à défendre des jeunes filles contre des jeunes sanguinaires et sans cerveaux ? Pourquoi n’a-t-il pas protégé ce visage si lumineux ? De plus en plus de mal à croire en l’existence de Dieu.

La preuve, je commence à la nier en faisant justice moi-même. Une idée que j'ai pourtant combattue avec tellement de vigueur. Comme la peine de mort en cours dans notre pays. Jusqu'à ce que moi je bascule dans le camp des justiciers. Mon geste me rangera dans la catégorie des criminels comme Djamel et ses amis. J’ai décidé de remplacer la justice des hommes et la main de Dieu. De plus en plus de sang sur cette main absente.

Comme tous les soirs, Djamel rentre et va s’enfermer dans sa chambre. Aimanté par des prêcheurs en chair et en haine dans notre ville ou sur Internet. Plus jamais, il ne touche sa guitare ou écoute de la musique. De temps en temps, je l’entends jouer avec ses jeux. Sors au cinéma, au théâtre, en boîte, va faire du sport…. Profite de ta jeunesse. Son père et moi détestions le voir sur ses écrans. Finalement, ses jeux sont préférables à l’endoctrinement qu’il subit tous les jours. Du bourrage numérique de crâne à coups de slogans religieux, pour la plupart faux ou extraits de leur contexte. Trop tard pour regretter. Si au lieu de me recroqueviller sur ma douleur, je m’étais souciée de Djamel- très affecté par mort de son père ; sans doute que Nora n’aurait pas perdu son visage. En tout cas, mon fils n’aurait pas participé à cette horreur. Certes ce n’est pas moi qui ai commis ces atrocités. Je le sais bien mais impossible de ne pas me sentir responsable. Et même coupable à rebours. Ce monstre est sorti de mon ventre. Pas de celui d’une autre mère.

Aujourd’hui, Fadila, ma femme de ménage et cuisinière, a dû se demander ce qui m’arrivait. Je lui ai juste demandée de nettoyer la maison et de dresser la table de la cuisine. Ce soir, je prépare le repas. Tu peux partir plus tôt. Elle me regarda avec des yeux ronds d’étonnement. Jamais, depuis qu’elle était à notre service, je n’avais fait la cuisine. Même si je sais cuisiner, j’ai toujours détesté me mettre derrière les fourneaux. Ahmed était d’ailleurs meilleur cuisinier que moi. Ses plats en sauce et ses desserts inimitables. Mais le repas de ce soir est très particulier. Le dernier dîner de mon fils.

Sans un mot, il s’installe seul dans le salon. Le menton haut et l’air fier comme s’il était filmé. Ridicule coq d’un islam de l’âge des cavernes. Depuis presque une année, il a décrété que je ne devais pas manger avec lui. Pas la place d’une femme. Au début, j’ai rué dans les brancards mais il quittait la table, son assiette en main, pour monter dans sa chambre. J’ai fini par céder. Mais hors de question que je le serve. Et encore moins que je mange dans la cuisine. Jamais il ne débarrasse ses couverts. Pourtant, plus jeune, il ne rechignait pas aux tâches domestiques. Contrairement à son père qui, sous des dehors progressistes, n’avait jamais lavé une chaussette de sa vie. Faut dire que ma belle-mère faisait tout pour son aîné adoré. Élevé comme un petit Prince doué ne pouvant se consacrer qu’à sa passion. Qu’est-ce que je donnerai pour mettre ses chaussettes dans la machine ? Et surtout entendre son rire. Refusons de faire plaisir à la haine en lui offrant nos larmes. Elles méritent mieux. Sa manière à lui de résister à l'obscurantisme et la bêtise qui nous cernaient de plus en plus. Un rire qui nous tenait debout. Ce rire aurait-il empêché notre fils de basculer ?

Son repas achevé, Djamel repasse devant moi comme si j’étais transparente et remonte à l’étage. Pour une fois, je vais débarrasser sa table et tout mettre dans le lave-vaisselle. Plus aucune trace de son dernier repas. Des brochettes très pimentées. Je sais que Djamel aime quand c’est très relevé. A-t-il senti l’arrière-goût ? Des ingrédients chimiques détournés de la pharmacie de l’hôpital. Un cocktail de produits très puissants dont certains médecins, par charité, se servent parfois pour abréger les souffrances d’un patient. Le cœur de Djamel s’arrêtera dans la nuit. Il ne souffrira pas. Contrairement à Nora au visage meurtri à vie. Amputée de son sourire. La nuit à jamais dans son miroir. Pas dans son être.

Allongée dans le lit, je me sens comme libérée. Bouffée de chagrin mais libérée. Après l’enterrement, j’irai me dénoncer aux autorités. Pourquoi avouer un crime qui passerait pour une mort naturel ? Qui pourrait imaginer une mère tuer son propre fils, encore moins une fille de la dynastie Belhadj. L’un de mes oncles, ancien ministre du travail, a encore beaucoup d’influence dans les hautes sphères. Personne ne se risquerait à m’accuser d’infanticide. Mais je ne veux pas me retrouver dans la catégorie de ces tueurs sans nom. Comme ceux qui ont tué Hamed en maquillant leur crime par un accident. Et les autres, comme Djamel, qui arrachent des visages, sans monter le leur. Moi, je veux qu’on sache que je suis une criminelle. Hors de question de cacher mon acte. Ni à Dieu, ni aux hommes.

Décapitée ou prisonnière à vie ? Je ne sais pas quel sera mon sort. Sûrement qu’un grand avocat me défendra et que la communauté internationale se mobilisera pour la veuve du grand chef d’orchestre Ahmed Nasseri. Mon cas passera moins inaperçu que celui de Nora et d’autres femmes défigurées ou assassinées. Quoi qu’il advienne, j’ai tout prévu. Rien laissé au hasard. Nora pourra étudier sans souci, ou ne pas travailler si elle le souhaite. S’offrir les meilleurs chirurgiens réparateurs de la planète ? L’héritage destiné à Djamel lui revient de droit. Je baisse les yeux et triture mon drap. Le ventre soudain noué. Je peux encore tout arrêter. Appeler l’hôpital ? Non ! Tu as eu raison. Je relève la tête. Ahmed me soutient.

La beauté ne baissera jamais la tête.

NB) Cette fiction est inspirée de la tragédie vécue par nombre de femmes en Iran et ailleurs.

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