Cœur de Femen

Publié le par Mouloud Akkouche

Auteur de la photo non crédité
Auteur de la photo non crédité

Mon corps est mon outil de travail. Chaque jour, je l’entretiens et en prends grand soin. Impératif que je sois toujours au top de ma forme. Maîtresse de mes réflexes, chaque muscle prêt à fonctionner. Comme toutes les autres sur le terrain, je n’ai pas le droit à l’erreur. Parfois, on prend des coups et ça peut-être très dangereux. Pas me plaindre de mon choix. Si c’était à refaire, je le referai sans la moindre hésitation. Aucun remords ni regret pour notre lutte. Bien au contraire. Une grande fierté de notre combat nécessaire et légitime. Surtout en ce moment. Des résistantes empêchant les obscurantistes de gagner la partie. J’ai toujours été une combattante. Une tête brûlée n’ayant peur de rien. Avant de m’écrouler hier matin.

Deux ans que je cache la vérité à mes coéquipières. Persuadée que ça finirait par s’arranger. L’ablation totale de votre sein droit est inévitable. Mon souffle se coupa. Bouche ouverte, incapable de prononcer un seul mot. Ma main s’était posée machinalement sur ma poitrine. Sentant l’arrivée des larmes, je me suis redressée sur mon siège. Bien décidée à ne pas me laisser abattre. J’ai demandé quelles étaient les autres solutions. Ma voix tremblotait. La cancérologue, assise derrière son bureau, secoua la tête. Elle me regarda droit dans les yeux. Je ne vais pas vous mentir. Les métastases ont beaucoup progressé. Pas d’autre solution. Le monde venait de s’écrouler. Je chialais comme une gosse.

En plus de perdre un sein, je devais cesser le combat. Ce combat auquel je tiens tellement. Plus possible de me considérer comme une Femen. En tout cas de prendre part aux opérations «coups de seins » comme dit Mona, une collègue espagnole. Bien sûr, j’aurais ma place dans les coulisses, avec le staff logistique. Mon expérience sera sûrement utile. Comme pour les mannequins, les danseurs et d’autres travaillant avec leur corps, je savais que je prendrais très tôt ma retraite de Femen opérationnelle. Impossible physiquement de courir à 60 ans, femme sandwich du féminisme avec poitrine à l’air. Sans oublier le ridicule de la situation. Mais je n’imaginais pas un arrêt aussi brutal, indépendant de ma volonté. Déstabilisée à l’annonce de cette nouvelle. L’impression de plonger dans un vide social. Que faire d’autre ? C’était ma principale activité depuis des années.

Quelle frustration de ne plus pouvoir ressentir cette montée d’adrénaline, semblable sans doute à celle de sportifs de haut niveau, d’artistes, ou de braqueurs de banque. Finis ces moments très intenses ou, avez Zoé et Malika (toutes utilisons des pseudos), nous préparions nos attaques. L’instant le plus fort était cette seconde où tout basculait sur le théâtre des opérations. Devenues maîtresses éphémères d’un événement, des intruses visibles de tous. Incontournables. Nos poitrines nues dévoilant nos idées. Slogans à fleur de peau. Nos seins, chargés de colère, explosaient telles des grenades dans le regard de nos ennemis. Ils pouvaient hurler, cracher, nous frapper… Trop tard. Nous étions montées sur leur ring. Des femmes défiant de leur corps les ennemis des femmes libres. Plus fortes qu’eux. Enragés de s’être fait ridiculiser par des femmes.

Reconstruction mammaire ou pas ? Difficile pour moi de répondre. Besoin de réfléchir à tête reposée. Même si, au fond de moi, je pense que j’y recourrai. Avec ou sans prothèse, plus rien ne sera pas comme avant. Ma poitrine dévastée à jamais. Amputée d’une partie de mon corps et de mon instrument de travail. Brandir mes seins avec un slogan féministe était un acte politique. Un symbole de la résistance au patriarcat que les femmes subissent depuis des millénaires. Racisme le moins visible et plus ancien que tous les autres. Chacune le combat à sa manière et avec ses moyens. Moi c’était avec mes seins. Mon arme pour défendre les droits des femmes.

Mais aussi pour séduire. Les autres Femen du groupe vivent-elles les mêmes ambiguïtés que moi ? Jamais je n’ai abordé ce sujet. Malgré notre grande complicité, chacune a sa part d’ombre. Ma poitrine sert donc également à séduire les hommes. Pour arriver à mes fins, je n’hésite pas à arborer de larges décolletés – le même genre que ceux que je reproche aux pubs. Déguisée comme les potiches devant les bagnoles au salon de l’auto. Très tôt, en voyant les regards masculins loucher sur ma poitrine, parfois aussi celui envieux de certaines copines de collège, je sus que mes seins ne laissaient pas indifférents. Des atouts. Quelle paradoxe que cette poitrine, dénonçant violemment le sexisme et le machisme, soit également un outil de séduction. Continuera-t-elle d'aimanter les hommes ?

Certains pensent que les femmes dominatrices socialement, en public, sont soumises en couple, ou n’ont aucune activité sexuelle. Mal baisée si souvent renvoyé en pleine gueule pour faire taire les féministes. Pas du tout mon cas. Pourquoi sexe et féminisme ne pourraient pas s’entendre sous une couette ? Cela dit, je… Parfois mon intimité est aux antipodes de ce que je clame haut(e) et fort(e). Montrer ses seins pour dénoncer le patriarcat et les utiliser pour draguer le mâle me gêne de temps à autre. Je me sens comme une faussaire. Féministe juste de façade. Ton pieu et tes idées n’ont rien à voir. Ne mélange pas tout. Un de mes amants m’avait dit ça pour me déculpabiliser. Quand j’avais une baisse de tonus, des interrogations sur l’intérêt de mes combats, il me remontait le moral. Toujours avec les meilleures bulles dans nos verres. Il m’exhortait à ne pas baisser les bras, continuer mon combat pour les femmes. Le seul à savoir que j’étais Femen.

Comment annoncer mon ablation au groupe ? Je me sentais très mal à l’aise. L’impression d’être une lâche abandonnant toutes les autres sur le front. Mes compagnes de combat prendraient des risques tandis que je regarderai ça de loin, bien à l’abri derrière un écran. Beaucoup de mal à imaginer cette situation. Femme d’action, pas de bureau. Sûre que je m’emmerderai très vite. Depuis gamine, je n’ai jamais supporté d’être enfermée entre quatre murs ; sans doute mes origines rurales. Pas toi qui a décidé de t’inoculer un cancer du sein. Tu y es absolument pour rien. Pense à toi avant le groupe. C’est de toi et de ta vie qu’il s’agit. J’essayais de me raisonner. En vain.

L’annonce de mon inévitable mastectomie tomba deux jours avant une grosse opération. Jamais, avant de l’écrire aujourd’hui, je n’avais constaté que le même mot désignait l’ablation de mon sein et l’action avec ma poitrine dévêtue. Opération… Ce mot aurait désormais un autre sens. Que faire ? Plus beaucoup de temps pour tergiverser. M’y rendre comme si de rien n’était et attendre pour leur annoncer mon cancer ? Je ne suis pas persuadée que, dans l’état psychologie dans lequel je me trouve, de pouvoir être à la hauteur. Aucune envie de faire foirer une…. Dire la vérité? L’équipe dirigeante me remplacera par une autre. Une décision que j’aurais prise dans la même situation. Comment agir ? Moi, la combattante, je me sens démunie. Incapable de décider. Je croise mon reflet dans la vitre du café.

Assise en terrasse, une femme abattue, les yeux à ras du sol et la tête bouffée par les épaules. Pareil à Maman quand mon père l’engueulait pour n’importe quel prétexte. Pas une seule fois, en ma présence, il ne leva la main sur elle, ni sur moi d’ailleurs. Mais il ne cessait de l’humilier par des reproches au quotidien. Elle se sentait dévalorisée, bonne à rien. Plus aucune confiance en elle. Peu à peu, elle sombra dans un profond mutisme. Son regard vidé de toute lumière. Je m’étais promise de ne jamais être soumise comme Maman. Pas un homme ne me ferait baisser les yeux. Jamais trahi mes promesses de petite fille.

Seuls trois hommes avaient tenté de m’asservir. C’était mes premières histoires. Pourtant, je pensais et vivais comme une jeune femme libre. Pas comme Maman. Juste une apparence. Je ne subissais pas les humiliations à l’ancienne que subissait Maman et d’autres femmes de son époque. En plus, double peine pour elle car prolo. Je me faisais vanner systématiquement par ces petits copains, au point de ne plus oser ouvrir la bouche. Ca faisait marrer tout le monde. Une amie, ayant insisté à une des scènes d’humiliation, me fit prendre conscience que mon type d’homme était le pervers narcissique. J’ai étudié le sujet à fond. Elle avait entièrement raison. Aujourd’hui, je les repère à des kms et, surtout, suis capable de réfréner mon désir d’aller vers eux. Un désir tenu en laisse. Cette amie venait de s’engager chez les Femen. Je ne tardais pas la rejoindre.

Grâce à mon engagement, la colère de la petite fille face à une mère soumise a pu être canalisée. Sans les Femen, je serai peut-être morte à l’heure qu’il est, ou sous le même joug que Maman. Chaque fois, c’est une petite fille enragé qui dégrafe sa chemise ou ôte son T-shirt pour cracher à la gueule de ce père à la violence insidieuse. Pas vu, pas pris. Un père qu’une gamine rêvait de tuer. L’alcool s’en chargea avant même que je n’atteigne ma majorité. Je le tue à chaque opération. Un soir, Mamam chargée d’anxiolytique et passant son temps en HP, m’avait reconnu à la télé et appelée. Pourquoi ne lui avoir jamais dit ? Sans doute pour des motifs de sécurité. Nous vivons comme en cavale. Je m’étais tue aussi pour d’autres raisons plus profondes ; chez nous, une femme qui montre ses seins en public est une pute. Merci pour moi et les autres, ma fille. Elle n’évoqua plus le sujet. J’étais très fière de l’avoir vengée. Combattre pour elle et les autres nos ennemis dissimulés derrière la religion, des idées politiques, ou dans des agences de pub. Notre lutte finale de femmes contre la domination masculine. Sur le terrain ou pas, je continuerai de me battre.

Après avoir terrassé mon ennemi invisible.

Notre objectif est un forum dont l’intitulé est « Quelle place pour l’homme dans une société ultra-féminisée ?». Une opération de première importance qui sera très médiatisée. Sous l’égide d’une association soi disant répertoriée comme université populaire, des représentants - extrémistes - des trois religions et des polémistes très antiféministes, sont réunis pour trois jours de débat. Jamais auparavant ces débatteurs, issus de sphères se faisant habituellement la guerre, ne se sont retrouvés autour de la même table. Toute la presse est présente. Le buzz à ne pas rater pour les médias. Ni pour les Femen. Tous nos ennemis sur le même plateau. Surtout profiter de cette aubaine.

Avec des noms d’emprunt, nous avons réservé nos places à l’avance. Pour cette opération à haut risque, nous avons dû faire appel à un faussaire pour de faux papiers. D’autres membres du groupe avaient effectué les repérages. Une vidéo de pub de l’hôtel offrait en plus une vision détaillée des lieux. Zoé, la chef du groupe, porte un voile. Nadia caché ses cheveux sous une perruque. Et moi déguisée en bonne-sœur. Les trois religions en chair et en os, enfin ce qu’elles nous autorisent à montrer de nos corps. Pas le bon jour pour se vêtir comme ça. J’étais en sueur sous mon déguisement.

Sur l’autre trottoir, Zoé presse le pas. Elle doit entrer la première. Nadia marche à une centaine de mères devant moi. Sa perruque me rappelle que je serai peut-être contrainte d’en porter une. Le crabe réussissant ce que la religion n’a pu faire avec ma chevelure. Pas le moment de penser à ça. Je dois rester concentrée. Nadia s’approche de l’entrée de l’hôtel. Je ralentis. Elle franchit le seuil. J’accélère le pas. Sur le seuil de l’établissement ultramoderne, une femme avec une oreillette vérifie mon carton d’invitation et ma pièce d’identité. Elle fait un signe aux deux physionomistes qui m’ouvrent la porte vitrée. Dans la gueule du loup.

La salle en sous-sol de l’hôtel est bourrée à craquer. Plus que les 350 places autorisées par la sécurité. Un imam, un rabbin, un prêtre, et deux polémistes cathodiques sont déjà installés sur une estrade. Les places assises distribuées selon la religion. Débattre mais sans se mélanger pour autant. Moi, je me trouve dans le coin catho. Autour de moi quasiment que des grenouilles de bénitier des deux sexes, de tous les âges. Sans aucun doute des clients de la Manif pour Tous. Pas la seule bonne sœur. Mes voisins ne cessent de me sourire. S’ils savaient ce que je pensais des religions… La seule chose pour laquelle je remercie mon père est d’avoir été un bouffeur de curés. Il refusa même de me faire baptiser. Ma haine de toutes les religions héritée de lui. Sans oublier mes lectures et fréquentations à la fac. Pas plus antireligieuse primaire que moi. Contrairement à ma mère qui, même sans abonnement à l’église, croit en Dieu. Un Dieu qui n’a rien fait contre son humiliation. Combien de femmes mortes en son nom ?

Le modérateur prend le micro et présente les invités. Je consulte l’heure sur mon I-phone. Plus que trois minutes. J’enlève ma veste et la pose sur mes genoux puis glisse discrètement la main sous mon pull. Ma dernière fois. Une page se tourne brutalement pour moi. A chaque opération, il y a toujours un moment de solitude. On en parle quelques fois en débriefing. Pas la peur des coups, ni celle des poursuites judiciaires. J’ai le sentiment d’être seule contre toute une armée. Face à des milliers d’années de l’histoire de l’humanité. Nadia avait bien décrit ce que je ressentais. Cette fois, ma solitude est différente. Très profonde. Des questions essentielles plus importantes que tout le reste. Mon combat pour la libération des femmes relégué en arrière plan. J’avais un rendez-vous plus important.

Zoé bondit de derrière l’estrade, voilée et poitrine nue. Elle court sur la droite et se menotte à l’un des montants métalliques rivé au mur. Des insultes fusent de la salle. Trois armoires à glace du service d’ordre se précipitent sur Zoé. Elle hurle « Les femmes sont pas vos esclaves ! ». Le slogan de l’opération inscrit sur sa poitrine. Des cameramans la filment. Un homme plaque la main sur la bouche de Zoé. Elle est cernée.

Nadia se lève et quitte calmement sa rangée. Soudain, elle arrache son haut et se menotte à un radiateur. De nombreux spectateurs se lèvent. Pendant que l’attention est focalisée sur Nadia, je me dirige lentement vers l’arrière de la salle. Qui se méfierait d’une bonne-sœur marchant tête basse. Je me menotte à la rampe d’un escalier métallique et arrache ma chemise. Ma coiffe est tombée, libérant ma tignasse. Je met mets à gueuler : « Pas vos esclaves ! ». Plusieurs hommes et femmes du public m’entourent. Les trois religions en haie autour de chacune pour cacher notre nudité. Une femme me crache dessus et m’insulte. Quelqu’un me tire les cheveux. Une main avec des bagues me bâillonne. Je tente de la mordre. En vain. Une femme ôte son manteau et le met en rideau devant moi.

Zoé se prend une gifle. Ne les cognez pas ! Y a la presse ! Le modérateur s’égosille dans son micro pour ramener le calme. Les participants à la table ronde sont exfiltrés. Je tourne la tête pour voir Nadia. Ils l’ont rhabillée. Les organisateurs réussissent à calmer les plus nerveux de leurs supporter Bonne idée que de se menotter. Ils vont mettre du temps à se débarrasser de nous. Pendant ce temps là, les caméras tournent. Opération réussie. C’est la panique à bord. L’équipe organisatrice semble débordée. Seuls les journalistes affichent une mine satisfaite. Et nous trois. Malgré les appels au calme du modérateur, la majorité des spectateurs refuse de se rasseoir. Certains gagnent même la sortie. Des flics en uniformes pénètrent dans la salle.

J’arrache le manteau de la femme. Un photographe, ayant vu la scène, se fraie un passage jusqu’à moi. La femme ramasse son manteau et s’éloigne. Le photographe arme son appareil et commence à me shooter. Il arbore un large sourire. Sa photo sortira du lot habituel de celles des Femen en opération commando. « Cancer du sein. Chantier en cours» est inscrit sur mes seins. Ma bataille de femme continue encore. Malgré ma fatigue, je me sens très forte. Des années de combat me portent. Mon cœur bat sous ma poitrine.

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