Culture contre les «Frères Kalachnikov» ?

Publié le par Mouloud Akkouche

On parle parfois de la cruauté de l'homme, et on la compare à celle des fauves : que c'est injuste pour ceux-ci ! Les fauves n'ont pas la cruauté artistique des hommes.
Les Frères Karamazov (1877)

Fiodor Dostoïevski

Indéniable que la culture est parfois moins efficace qu’un gilet pare-balles. Surtout face à des tueurs assoiffés de sang. Quels moyens pour combattre ces « frères de crimes » ? Empêcher qu’ils génèrent d’autres petits monstres dans le dos de la démocratie. Comment armer les futures générations contre les gourous de toutes sortes ? Plusieurs solutions, dont la culture. Une des très bonnes armes de construction massive de soi. Encore plus nécessaire dans les quartiers populaires. Une médiathèque rassure moins qu’un commissariat, mais n’augmente pas le taux d’occupation des prisons. Peut-être le diminue-t-elle. Toutes les armes disponibles peuvent servir contre la barbarie. Surtout quand la « kalachiculture » prospère dans nos serres urbaines et nos campagnes. Se servir de toutes les cordes à l’arc républicain.

Cette «urgence culturelle », auquel je ne suis pas le seul à penser, m’est revenue en lisant une lettre ouverte à Malek Boutih, le député de l’Essonne. « Je suis républicain parce qu’il y avait une bibliothèque en bas de chez moi… ». Bien que souvent en désaccord avec ses propos, j’apprécie cette phrase prononcée à la radio. La sincérité d’un gosse de prolos devenu élu du peuple. Accompagné très jeune par une bibliothèque de proximité. Pourquoi ne pas avoir continué sa démonstration dans ce sens là, en évoquant les bienfaits concrets de la culture, sur lui et la société. Au lieu de rajouter :«… et pas une salle de rap. C’est ça la différence. Le rap j’adore, hein, j’en écoute. Mais je pense que dans cette bataille idéologique, l’ouverture à la culture, l’émancipation est le seul moyen de contrer l’intégrisme. » Le rap ne serait donc pas une culture ? Encore une façon de cliver. Le livre mieux que le rap ?

Même antienne réactionnaire contre le punk de notre jeunesse. Le blues, le jazz, le rock’n’roll, ont aussi alimenté les ratiocinations de « rabougris culturels » ayant peur de perdre leurs repères. Trouille de la vieillesse et de la mort ? Sûr que les blousons noirs faisaient moins de dégâts que ces jeunes à kalaches. Pour autant, Johnny, Eddy, et les autres rockers, étaient-ils responsables des rixes des bandes ? Pour incriminer la jeunesse actuelle, on l’accuse d’aimer le rap, de pas assez lire, de rester scotchée sur des écrans toute la journée…. Des critiques émanant souvent d’élus, ou pas, rivés à leur Smartphone et courant ventre à terre chez Laurent Ruquier. Une certaine télé peut-être aussi très nocive. Sauf pour s’y vendre ? Livre et rap ne sont pas incompatibles. Nombre d’œuvres, entre autre littéraires, se sont inspirées de cultures underground- diabolisées au départ. Rimbaud et d'autres artistes ont rêvé à contre-courant. Bientôt une culture d’appellation contrôlée ?

Faut pas se leurrer non plus ; la culture n’empêche pas la barbarie. Certains, après avoir alimenté les fours crématoires ou d’autres usines à morts plus contemporaines, écoutaient de la musique ou s’endormaient sur un bouquin. La culture ne peut pas, à elle toute seule, éponger l’horreur humaine fort inventive. Mais elle ne rajoute jamais du sang et de la boue là où il y en a déjà trop. En plus, de Jack London à Malek Boutih, en passant par Eddy Belle Gueule ou Pascal Dessaint (son dernier roman est très bon), elle ouvre la porte à des êtres aux familles d'origine peu portées sur le développement artistique. Le frigo à remplir plus urgent que dans d'autres milieux sociaux. Aujourd’hui, nombre de rappeurs, comme des rockeurs ou des punks à une autre période, ont pu éviter l’usine, Pôle emploi, ou une place à l’ombre. Pas que des artistes bénéficiant de l’ouverture sur soi et les autres. La culture s’adresse à tous, sans exception. Jamais un roman ou un essai ne demandera à son lecteur de montrer patte blanche ou ses diplômes. Seul un diplôme est requis en priorité: la curiosité. La curiosité se travaille et s’aiguise jour après jour. Comme certains pinards, elle se bonifie en plus avec les années. Etre curieux n’est pas si facile. Faut du temps. Sans oublier les rencontres. Des guides, professionnels ou pas, pour vous aider à exploiter cette curiosité requérant un gros boulot personnel. Mais qui rapporte beaucoup. Et que dalle aux gourous.

Parmi ces « GPS de la culture», il y a les salles de concert, les médiathèques, les conservatoires de musique… La liste est longue de ces lieux de transmission de curiosité et, très important, de doute. Des professionnels de la culture y opèrent. Leur rôle social, dans leur domaine de compétence, est aussi nécessaire que celui des médecins du Samu, des flics du Raid, des pompiers, et de toutes les autres mains anonymes œuvrant dans ce pays. Tous unis en cette période sombre contre la barbarie des intégristes et celle des obscurantistes de souche, moins visible, s’attaquant entre autre aux droits des femmes. L’islamisme, danger à combattre, ne représente pas le seul danger. L'horreur et tout le sang versé des islamistes a d'un seul coup occulté le danger nationaliste. L’idéologie d’extrême-droite n’est plus un problème urgent. Le nationalisme devenu une barbarie-light fréquentable ?

Énième enfonçage de porte ouverte ? Texte bisounours répétant des choses si souvent écrites ? Peut-être. Mais chacun est en droit de continuer de s'interroger sur ce massacre mené par des décérébrés, sans aucune culture. Ni moindre curiosité. Pas non plus oublier la manipulation politicienne de certains (de gauche et de droite), trafiquants de géopolitique et d'intérêts financiers ; le texte de ce père de famille, dévasté par la mort de sa fille, l’explique beaucoup mieux moi. Explication plus éclairante que nombre de bavardages de consultants imbus de leur soi-disant expertise. La plupart des communicants (dont certains se cachant derrière l'étiquette de journalistes) et des experts, chargés de nous éclairer, brouillent encore plus le ciel déjà très noir. Rajoutant de la confusion à la confusion. Une chose est sûre : la religion musulmane n’a pas le monopole des fous furieux et des obscurantistes de la planète. Comme si bien démontré dans le billet de Robert Mcliam Wilson ; le robinet de la haine mondialisée a été entrouvert par Ronald Reagan. Avant que Bush père et fils l'ouvrent à fond. Comment refermer ce robinet à cadavres ?

A vrai dire, j’aimerais que ce petit billet atteigne (très peu de chance) en priorité les jeunes des quartiers populaires. La population la plus dans le viseur des identitaires et de quelques « jesuischarlie » bornés ou ultra- laïcards. Ou d’un élu de "gauche" insinuant à mots très couverts que le rap, très en vogue dans ces quartiers, ne serait pas une culture ; donc disqualifié pour combattre l’intégrisme. D’autres, s’en s’embarrasser de précautions oratoires, affirment ici ou là que rap et djihad sont liés. Une sorte de No Futur islamiste ? Autrement dit, il y aurait une bonne culture officielle et institutionnalisée. Si possible poussiéreuse pour lui donner un cachet de sérieux et de profondeur. Que du blabla tout ça ? De l’enculage sémantique de mouches ? L’urgence est ailleurs. Ridicules et inutiles ces grands prêches républicains sur l’accès à la culture ? Tant pis. Je vais quand même tenter de m’adresser à vous, un vous qui, je reconnais, revêt des histoires personnelles et collectives nettement plus complexes qu’un seul mot ou une formule. Jeunes de banlieue est une étiquette facile. Tous dans le même panier ; emballez c’est discriminé ! Pas le lieu, ni le temps, d’épiloguer sur ce sujet. Déjà trop digressé.

Pour ma part, le rap (même le plus mauvais et haineux) me semble moins inquiétant que l’influence des religions sur une catégorie d’entre vous. Que vous croyez en Dieu ou pas c’est votre affaire personnel. Rien à redire sur un choix individuel. Dieu merci, nous sommes dans un pays laïc ; grâce à qui je suis athée. Et vous n'avez pas à vous justifier d’être musulmans. Pas responsable des fous furieux qui se font exploser ou mitraillent dans les rues de Paris et d’ailleurs. La radicalisation n’est pas uniquement le fait des mosquées. Comme tous les supporteurs de foot, fréquentant les stades, ne sont pas des hooligans. Cependant, chaque hooligan a un lien au ballon rond.

Les tueurs du 7 janvier du 13 novembre se réclamaient de l'islam. Alors que la majorité des musulmans ne se réclament pas de ces tueurs. Au contraire, ils leur vouent un profond mépris et, le plus souvent, les vomissent. Partout en France et sur la planète, des dirigeants ou de simples croyants, administrent la preuve que l’islam est soluble en démocratie. Même s’il reste beaucoup de boulot à faire. Comme écrit Collision : « Je n’ai rien contre Dieu. J’ai juste du mal avec ses clubs de supporteurs ». La majorité des supporteurs restant très sportifs. Seuls quelques ultras "supportant" l’équipe de foot portant les couleurs d’Allah ruinent nombre de match. Exclusion pour les fous du virage obscurantiste. Pour la continuation du match républicain.

La bataille culturelle n’est pas du tout contre l’islam ou les autres religions. Juste très important que les lieux de culture reprennent leurs prérogatives perdues ou largement rognées. Bien sûr, des institutions culturelles continuent d’oeuvrer sur le terrain. N’en déplaise à certains, la culture n’a pas lâché les quartiers en difficultés. Mais, là où elle transmettait la littérature, la peinture, le cinéma, les arts en général, sa mission consiste en grande partie à résister. Se battre pour conserver le peu de place qui lui reste. Déjà en guerre contre les gouvernants réduisant les budgets. Désormais, elle doit lutter en plus contre les abus de la religion. Sa place dans l’espace public grignotée d’abord par les « grands frères » et bouffée maintenant par leurs clones intégristes. Urgent que l’appel des muezzins culturels soient aussi entendus que la voix des imams, curés, rabbins... Une autre voix urbaine « non venue du ciel » dans les quartiers populaires, trop saturés de religieux. Que faire pour que la religion, force est de reconnaître surtout musulmane en ce moment, soit moins omniprésente ? Comment éviter qu’elle prenne moins la tête des jeunes ? Apporter un soutien à ces femmes et hommes - croyants ou pas- pris en sandwich entre salafistes et identitaires. Une logistique culturelle plus efficace que celle en place. Facile à dire. Difficile à concrétiser.

Pourquoi pas un prosélytisme culturel plus combatif? Financer ou investir encore plus les lieux de cultures. Film, musique ( au pluriel), danse, ateliers d'écriture, théâtre... Un raz-de-marée culturel dans le pays. Sans pour autant oublier l’éducation dans les écoles ghettoïsées. Ne pas laisser toute la place à la religion. Moins de culte, plus de culture. Distribuer le plus d’armes culturelles possible. Un armement, certes moins efficace qu’un bouclier de la BRI, contre des terroristes dopés à la haine mortelle. Mais des armes capables de prévenir et d'éviter les dérives sanglantes de « frères kalachnikov » potentiels. Redonner le goût du doute dont la culture est une grande pourvoyeuse. Et redynamiser le vivre ensemble… en attendant de mourir. Jamais plus crever sauvagement à une terrasse de bistrot.

Décréter aussi l’état d’urgence culturelle ?

[i] Bibliothèque municipale

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