La fille de l'innommable

Publié le par Mouloud Akkouche

« Continuer d’aimer des parents impliqués dans « tout ça » ne faisait-il pas de nous des complices ? Complices contre notre gré, mais aussi coupables ? Que faire ? Traîner notre honte de ce pays, notre colère qu’on nous ait légué « ça », notre douleur d’être nés « là » , de ces gens-là ? Une fille de rescapés m’a pris la main en me disant qu’un enfant avait le droit d’aimer ses parents. Un allemand n’aurait jamais pu me dire cela. Cela m’a sauvée. »(Nathalie F)

Absente à la minute de silence du lycée. Personne n’avait compris. Surtout que j’avais tanné tout le monde pour y participer. Très engagée depuis l’attentat de Charlie. En guerre contre les intégrismes. Deux filles m’ont traité d’islamophobe car j’ai mis cette vidéo sur ma page FB. Elles n’ont rien compris et aucun humour. Notre génération, contrairement à nos parents, est en guerre. De nouveaux loups sont entrés dans Paris. On doit se battre, pour la laïcité et tout le reste. Lutter contre un nouveau fascisme qui se sert de l’islam pour nous empêcher de vivre. Pas un combat contre tous les musulmans, victimes aussi de ces nouveaux fascistes. Tous dans la même galère. Le 13 novembre, j’ai organisé une manif spontanée dans les rues de la ville. Triste et beau à la fois. Fallait le faire pour les victimes. Se sentir utiles et vivants. Résister.

Sûre de mon combat et de mes convictions jusqu’à avant-hier soir. Tout s’écroula quand son visage apparut sur l’écran. Au début, je n’y ai pas cru. Impossible que ce soit lui. Maman, assise à côté de moi, s’était levée d’un bond. Elle aussi l’avait reconnu. Maman n’est pas au courant que je sais. «Cette histoire n’est qu’à nous deux. Personne d’autre doit savoir. ». Il ne voulait surtout pas que j’ébruite nos rencontres. Maman revint dans le salon. Ses yeux étaient rouges. J’avais évité son regard. Son pied s’agitait comme chaque fois qu’elle est en colère. Tout lui raconter ? J’avais trouvé un prétexte pour sortir. Besoin de prendre l’air et de réfléchir. Digérer la nouvelle.

Tout a commencé il y a environ deux ans. Un homme m’avait abordé à la sortie du lycée. Encore un mec qui veut se taper une p’tite jeune, me suis-je dit. Plutôt beau gosse. Je fis la sourde oreille et continuais ma route. « Je suis ton père ». Pas un dragueur, un barge. J’accélérai le pas. Il me rattrapa. « Regarde !». Ses mains tremblaient. Son regard fébrile me foutait la trouille. J’ai regardé la photo. Ma mère, avec un bébé dans les bras. A côté d’elle, un jeune type. C’était lui. Avec dix sept ans de moins. Mon âge.

Nous sommes allés boire un verre. « J’avais 16 ans, ta mère deux ans de plus que moi. Elle refusait d’avorter. Moi, je voulais pas de gosse. Trop jeune pour ça. Elle a décidé de t’élever seul. Entre temps, j’ai fait des conneries et je suis tombé pour braquage. Trois ans derrière les barreaux. Puis j’ai quitté la France et mes conneries. Maintenant, je vis en Hollande. J’ai une boite de transport. Aucune envie de revoir ta mère. C’est que toi que je veux revoir. Apprendre un connaître un peu avant de… Je… Il me reste pas longtemps à vivre. Voilà. Tu sais tout. A toi de décider si on se voit ou pas. » J’étais sonnée. La poitrine serrée. Je filais dans les chiottes du café. Mon histoire venait de basculer. Incapable de savoir s’il fallait me réjouir ou m’inquiéter. Pourquoi Maman m’avait menti ?

Mon géniteur était soi-disant un type croisé en Italie. Une histoire éphémère de bord de plage. Elle ne connaissait même pas son prénom. Adolescente, je l’avais tannée pour qu’elle me donne des infos sur lui. Un détail, même infime, auquel me raccrocher. Prête à enquêter et essayer de le retrouver. Je ne sais pas qui est ton père. Plus j’insistais, plus elle se murait dans le silence. Nous avons eu de très nombreux conflits sur ce père-fantôme. J’étais une vraie boule de nerfs. Avant l’arrivée de Joseph, mon beau-père. Depuis qu’il est là, je vais mieux. Mon père c’est lui, chaque jour. Pas l’inconnu de la plage. Absent toutes les secondes.

Après avoir accepté de le voir, il m’invita à déjeuner une fois par semaine. Je lui posais plein de question sur Maman et leur existence. Avide de ce passé qu’elle n’évoquait jamais. Très patient, il me répondait sans se défiler, dans les détails. Une fois, il m’emmena en voiture faire le tour du quartier où ils s’étaient connus. Aujourd’hui, je comprends pourquoi il n’avait pas voulu s’arrêter et avait mis des lunettes noires. Nous parlions beaucoup. « C’est l’heure. Faut pas que tu sois en retard au lycée. » Toujours trop courtes nos rencontres. Frustrantes. Je fis croire à ma mère que je partais quelques jours en vacances avec des copains. Lui et moi sommes allés à la mer.

C’était moi qui avais insisté pour ce voyage en Italie. Maman m’avait menti par omission car je fus bien conçue sur le sable d’une plage italienne. Elle était animatrice d’une colonie de vacances, lui colon. Jamais, il ne posa la moindre question sur maman. Nous éludions ce sujet. Par contre, il voulait que je me raconte. Ma réussite scolaire et mon intention d’intégrer une grande école lui faisait plaisir. Une revanche pour lui qui s’était arrêté en cinquième ? Son écriture était celle d’un ado. Une fois, je lui avais corrigé une faute de langage. Il me fusilla du regard et sortit en colère du resto. Je m’en voulais de l’avoir vexé. Deux clopes après, il revint à table. On parla d’autre chose.

« C’est quoi ta maladie ? » Il avait répondu d’un pâle sourire. Je n’avais pas insisté. A quoi bon savoir ? Juste profiter de nos moments ensemble. Des moments qui n’appartenaient qu’à nous deux. Le temps était compté. Autant profiter à fond de chacune de nos rencontres. Lui et moi savions qu’il ne serait jamais mon père. Joseph avait pris la place vide, depuis ma naissance. Même avant que je vienne au monde. Mais cet homme, qui n’en avait plus pour longtemps, m’avait donné la vie. Un lien éternel.

Au début, j’avais refusé son argent de poche et ses cadeaux. Pas une fois, il n’était venu les mains vides. Ça me gênait. Aucune envie qu’il croit que je le voyais pour ça. A voir comment il dépensait sans compter, il n’avait pas de soucis de fric. Toujours en costard de marque. Visiblement très accro aux belles bagnoles et téléphones dernier modèle. Son côté vieux gosse me faisait rire. Parfois l’impression d’une tête d’enfant sur un corps d’adulte. Sentant que mes refus le vexaient, j’avais fini par accepter. Je planquais tous ses cadeaux pour que Maman ne se doute de rien. Comment s’était-il procuré mon RIB ?

Que faire de cette grosse somme ? Je ne peux pas la conserver. Ce fric pue. Pas un patron d’entreprise comme il me l’avait fait croire. Non. C’est un terroriste. C’était. Il s’est fait exploser dans un hôtel en Afrique. Un attentat qui a tué plus de 20 personnes et blessé de très nombreuses autres. Je hais ce monstre. Un lâche criminel qui s’en prend à des gens désarmés. Malgré ma haine contre lui, difficile pour moi d’oublier l’autre homme. Celui vu en cachette. Indéniable que j’ai adoré ces moments passés avec lui. Comment deux êtres aussi différents pouvaient cohabiter ? Incroyable que lui, si calme, si serein, jamais un mot plus que l’autre, soit aussi le coupable de ce massacre. Pourtant c’était bien lui le responsable de ce massacre. Je me sens complètement paumée. Abasourdie. Pourtant il faut que je prenne une décision.

En parler à Maman ? Aller voir les flics ? Comment réagir. Je suis submergée par des pensées contradictoires. Pourquoi ce salaud est rentré dans ma vie ? Il a bousillé mon existence. Je préférais l’absent, l’inconnu de la plage. Plutôt que ce barbare. Pourquoi avoir tant voulu me connaître ? Uniquement pour se donner bonne conscience avant de mourir. Et tué des innocents. Putain de meurtrier ! A la liste de ses victimes, il avait rajouté sa fille. Bien sûr, mon problème est incomparable avec celui des blessés et de toutes les familles ayant perdu un être cher. Ma souffrance est cent fois moins importante que la leur. Eux ont été touchés au plus profond de leur chair. Moi, je suis que la fille de….

Jamais auparavant, je n’avais pensé un seul instant aux familles des terroristes. Dans quel état étaient les parents, les frères et sœurs, des terroristes ? Des victimes indirectes aux douleurs invisibles, sans doute bouffées de honte. Comment continuer de vivre dans le même quartier ou la même ville ? Son nom associé à jamais à l’horreur absolue. Tel père, tel fils. Perdre en même temps la chair de sa chair et sa dignité. Camoufler son malheur car, comparé à celui des familles de « vraies victimes », il paraîtra toujours illégitime. Indécent. « Moins je leurs tondrais la tête et la barbe comme avec celles qui ont couché avec les boches. Et direct retour au bled! ». C’est un voisin qui m’a dit ça. Pas le seul à amalgamer, les juger coupable par délit de même nom et de religion. Double peine. Toutes proportions gardées, je me sens un peu comme ces familles de terroristes. Comme salie à jamais au fond de moi, presque à me croire complice. Faut que je cesse de ruminer. Ma tête va imploser. Jamais je ne lui pardonnerai. Ce salaud me laisse un héritage de sang. Celui qu’il a versé. Et le sien dans mes veines.

Je gare mon scooter près du commissariat. Deux flics en uniforme, avec des gilets pare-balles, montent la garde devant l’entrée. Tout balancer ou me taire ? Encore hésitante. A quoi ça va servir de parler? A part me débarrasser d’un fardeau trop lour pour moi. Avoir l’impression d’être du bon côté, sur la rive des humains. Pas du côté des barbares. Ma déposition sauvera-t-elle des vies ? Après avoir parlé, mon existence basculera. Comment réagiront mes amis ? Quel regard la famille portera sur Maman et moi ? Des journalistes viendront-ils fouiller nos poubelles ? Nombre de questions se télescopent sous mon crâne. Maman est sous antidépresseurs. Je n’ai pas osé lui avouer la vérité. Minée elle aussi par la culpabilité ? Difficile d’échapper à ce sentiment. Même si nous ne sommes en rien responsables de l’acte de … Comment nommer ce monstre ?

L’innommable qui m’a donné la vie

NB) Cette fiction est née, entre autre, de la lecture de ce texte sur la culpabilité des enfants de bourreaux.

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